6
Soixante-douze victimes plus Ransome. Beyle ne parvenait pas à s’endormir. Il s’était promis de dormir pendant le voyage de trois heures qui le mènerait de la surface de la planète à la ceinture géostationnaire, jusqu’aux satellites miroirs. Il s’était bourré de calmants et il se sentait flotter, tous réflexes abolis, inerte, flasque, mais il ne parvenait pas à faire taire la voix intérieure. Des noms défilaient dans sa tête, et des visages. Ransome. Et soixante-douze morts. Les premières victimes du Projet. Délibérément, froidement, scientifiquement assassinées. Personne ne leur voulait de mal. Ils ne se connaissaient pas d’ennemis. Ce qu’on avait cherché à tuer, c’était le projet. Ces hommes et ces femmes étaient morts anonymement comme ils avaient travaillé. Seul le projet avait un nom. Et des ennemis.
Il n’avait jamais ressenti pareil écœurement lorsqu’il s’était opposé aux complots de Jon d’Argyre. Le Secrétaire du Conseil de Mars attaquait de front son adversaire. Mais Carenheim n’était pas Jon d’Argyre. Carenheim, fort de l’expérience politicienne de la Terre, avait plus d’habileté. Il défendait sa carrière autant que ses idées et il n’avait pas son pareil pour monter une intrigue.
Jamais, se disait Beyle, on ne parviendrait à établir de lien entre Carenheim et l’accident. Même si l’on parvenait à prouver qu’il y avait eu sabotage. Car l’espace conserve rarement des traces. Il engloutit sans retour les-épaves. Il n’a pas de mémoire.
Y avait-il seulement eu sabotage ? Ne s’accrochaient-ils pas tous à cette idée pour se rassurer ? Une négligence n’était-elle pas à l’origine du cataclysme ? Ransome prenant conscience de son erreur n’avait-il pas préféré se suicider ?
C’était une autre façon de se rassurer que de le croire. C’était refuser de croire que des hommes puissent avoir assez de haine dans le cœur pour préparer un crime aussi monstrueux. Mais la longue histoire de l’humanité clamait le contraire.
Et c’était si facile d’atteindre un satellite miroir, de modifier son programme et de le piéger. Il n’était même pas nécessaire d’imaginer que les criminels aient eu des complices à l’intérieur de l’Administration du Projet. Un piratage informatique suffisait à faire l’affaire. Cependant, l’accident avait tué autre chose que des hommes, et cela s’appelait la confiance.
Andrews désirait que l’on fasse confiance aux hommes. Il s’était élevé avec éloquence contre les enquêtes longues et minutieuses que les précédentes administrations avaient pris l’habitude de conduire. Il prétendait, non sans apparence de raison, qu’il est impossible de connaître chacun lorsqu’on réunit dans une organisation des dizaines de milliers, bientôt des millions d’hommes. Il avait professé qu’il n’y avait pas de pire ennemi pour un grand projet, pour une grande idée, que la méfiance que suscite tôt ou tard une atmosphère d’enquête perpétuelle.
Et les hommes étaient sûrs, Beyle était prêt à le jurer. Mais quelqu’un avait truqué le programme de Miroir 5 et disposé une bombe dans le tableau de bord afin de ne pas laisser de traces. Beyle souhaita que le coupable n’appartienne pas à l’Administration.
La navette fonçait dans l’espace, tous moteurs arrêtés. Beyle flottait, retenu seulement par les sangles qui le maintenaient doucement sur son siège. Il chercha de la main droite un bouton qu’il pressa, et la lumière des étoiles pénétra dans la cabine obscure. La Terre était quelque part, invisible, sous la quille. Sur l’écran, les constellations connues étincelaient. Des lucioles lointaines rampaient dans le noir, satellites ou navires en transit, réfléchissant la lumière solaire.
Il se demanda ce que faisaient Archim et Gena. Peut-être dormaient-ils. Il comprit soudain l’angoisse qui dévorait Archim. Si un tel accident survenait sur Mars, Archim se sentirait à jamais traître à sa planète. Et Beyle sut du même coup qu’il était jaloux d’Archim. À cause de ses certitudes tranquilles. Et à cause de Gena.
Les étoiles étaient si lointaines, immobiles. Pourquoi, se demanda-t-il, lançons-nous des projets dont nous ne verrons pas la fin ? Pourquoi ai-je consacré ma vie à exporter sur Mars une atmosphère que je ne respirerai jamais ? C’était une question que les responsables du Projet n’exprimaient jamais à haute voix. Ils avaient l’esprit plein des images d’empires à venir, immenses, comme s’ils étaient immortels ou du moins destinés à vivre mille ans. Ou peut-être forgeaient-ils ces projets précisément pour se donner l’illusion de l’immortalité. Pour défier le temps. Pour se hausser à la dimension de l’univers. Pour se prêter une puissance illimitée que certains avaient qualifiée d’impie.
Nous vivons tout entier dans l’avenir, pensait Beyle. Jadis, les hommes se vantaient volontiers des exploits d’ancêtres morts depuis des générations, et ils portaient leurs noms avec morgue et se rendaient quelquefois, à cause de cet héritage, dignes de l’idée qu’ils se faisaient de leur lignée. Aujourd’hui, nous nous couvrons de la gloire de nos petits-enfants encore à naître. Nous essayons au travers d’eux d’atteindre l’avenir, de transformer le monde humain. Nous vivons entre le présent et l’avenir, et tandis que nos mains façonnent aujourd’hui, nos yeux intérieurs s’épuisent à sonder les profondeurs indécises de demain, d’après-demain.
L’image du ciel, sur l’écran, n’avait pas de profondeur.
Pas de relief.
Apaisé, Beyle s’endormit.